Hommage à Pelé, « un enfant d’Haïti » par Louis Carl Saint Jean

IN MEMORIAM

  • Hommage à Pelé, « un enfant d’Haïti »
  • Par Louis Carl Saint Jean

« Le hasard est curieux, il provoque les choses », nous a chanté Charles Aznavour, voilà un demi-siècle. Parfois, il les fait bien ; d’autres fois, il les fait mal. Tandis que l’univers entier vient de se délecter du dernier championnat mondial de football, il a voulu que, moins de deux semaines plus tard, arrive ce jour que tous les admirateurs du sport-roi appréhendaient : Pelé, le seigneur incontesté et incontestable du football a tiré sa révérence ce jeudi 29 décembre 2022.

Depuis plus d’une décennie, en effet, l’état de santé du Roi Pelé suscitait de vives inquiétudes. Les choses ont pris une tournure de plus en plus alarmante au cours des premiers mois de l’année 2019. Depuis lors, il séjournera dans des centres hospitaliers, tant en France que chez lui au Brésil.

Le quotidien français Le Figaro, dans sa livraison du 4 avril 2019, nous a appris que le roi du football a été « admis le 3 avril à l’Hôpital américain de Neuilly (banlieue ouest de Paris) pour une infection urinaire sévère. » Mais tout s’était bien passé, même si la perle noire devait faire effectivement face à certains malaises.

De son côté, mcsport.com nous avait rappelé ce qui suit : « Pelé n’a qu’un rein depuis l’époque où il était encore joueur. Une côte cassée pendant un match avait endommagé son rein droit, qui avait été finalement retiré. » Entre-temps, presque chaque mois, pour ne pas dire chaque semaine, voire chaque jour, de fausses nouvelles de sa mort faisaient le tour des réseaux sociaux. Lorsque le 3 décembre dernier, les journaux du monde entier ont informé que Pelé avait été admis en soins palliatifs, nous savions alors presque tous que, à moins d’un miracle, cette légende allait bientôt prendre son envol vers un autre monde, un monde sans doute bien meilleur à celui-ci. Et voilà, ce triste jour est arrivé. Quelle perte immense pour l’humanité !

Pelé a toujours été adulé en Haïti. Tous les gamins, mordus ou pratiquants du football, ont fait de lui un demi-dieu. D’ailleurs, son nom est devenu synonyme de virtuose. De tout magnifique footballeur, nous disons : « C’est un Pelé. »

À travers le monde, ils sont légion à adopter ce surnom. Dans ses mots d’hommage à l’endroit de son idole, Michel Platini nous a appris qu’à l’école, il signait « Peléatini ». L’ancien international ghanéen Abedi Ayew avait changé son nom en « Abedi Pelé ». Le Hollandais Johannes Cruijff, bien avant Zico, était surnommé « Le Pelé blanc ». Chez nous, dans leur temps de gloire, Guy Saint Vil était connu comme « Le Pelé des Caraïbes » et Joseph Obas « Le Pelé du Nord ».

Personnellement, je suis l’un des fervents de cette figure légendaire, sans pareil dans l’histoire du football. Je ne me propose pas d’écrire un article pour retracer sa carrière. Plus d’un l’a déjà fait de manière splendide. Je me contenterai plutôt d’évoquer deux souvenirs qui resteront à jamais gravés dans la mémoire de beaucoup d’Haïtiens.

Le premier remonte à l’année 1971. En effet, le mardi 16 février, Pelé et ses camarades du Santos FC arriveront en Haïti pour une partie d’exhibition avec notre équipe nationale. Ce great event a été réalisé dans le cadre d’une tournée de ce club en Amérique latine. En cette occasion, Port-au-Prince a fait peau neuve. Une foule enthousiaste a accueilli la délégation brésilienne de l’aéroport à la Mairie. La perla negra y est reçu par des gerbes de fleurs, des peintures et une brillante allocution du maire d’alors, le poète Georges J. Figaro. L’accueil se veut déjà royal.

Arrive le « Jour J ». Sur ordre des autorités, les écoles ont chômé et l’administration publique et le commerce ont travaillé à mi-journée. Dans l’après-midi, le président François Duvalier décorera Pelé de l’Ordre National Honneur et Mérite du grade de Grand-Croix. Il s’agit de la plus haute distinction jamais décernée à un sportif en Haïti. Après avoir remercié le chef de l’État, il a promis qu’il allait jouer avec Haïti et non contre Haïti. Chaviré de joie, le trésor brésilien a ajouté : « Je me considère déjà comme un enfant d’Haïti ».

Bientôt, c’est le compte à rebours. La rencontre, disputée dans un stade Sylvio Cator euphorique, s’est achevée sur le score de 2 buts à 0 en faveur des célèbres visiteurs. Lima a marqué le premier but 17 minutes après le coup de sifflet initial. Dicole, à la 75e minute, soixante secondes après la sortie de Pelé, a aggravé le score.

L’on se souviendra que celui-ci avait accepté de s’aligner pour plaire au public haïtien. En effet, victime d’un étirement musculaire à la jambe droite au cours d’un face-à-face, le 14 février, à El Salvador, contre l’Alianza F C, les médecins de l’équipe et l’entraîneur, Antônio « Antoninho » Fernandes, s’étaient opposés à sa participation. Mentionnons que les Noirs et Blancs avaient défait leur hôte à l’Estadio Flor Blanca. C’est sur ce même terrain où, le dimanche 28 septembre 1969, notre onze national avait infligé une sévère défaite 3-0 à son homologue salvadorien.

Mais au fil des minutes, l’horizon s’obscurcissait de plus en plus. Inclémente, Dame Nature persistait dans ses caprices. À la 80è minute, une pluie diluvienne rendait le terrain impraticable. L’arbitre Paul Joseph, après avoir consulté les juges de touche Albert Pierre-Louis et Fritz Saint Élus, a dû alors casser la belle ambiance. Le Dr François Duvalier, entouré de sa famille et de quelques membres de son gouvernement, était du nombre des spectateurs. C’était la dernière apparition publique de celui-ci: il décédait deux mois plus tard, plus précisément le 21 avril 1971.

L’histoire retiendra que le sélectionneur national d’alors, Antoine « Zoupim » Tassy, avait mis en exergue : Henri Francillon (gardien et capitaine) ; Ernst Jean-Joseph, Wilner Nazaire, Serge Ducoste et Formose Gilles (défenseurs) ; Pierre Bayonne, Jean-Claude « Tom Pouce » Désir et Philippe Vorbe (demis) ; Claude Barthélemy, Emmanuel Sanon et Guy François (attaquants).

De son côté, Antoninho s’était fié à : Augustin Cejas (gardien) ; Orlando Pereira, Oberdan, Jose Ramos Delgado, Rildo da Costa (capitaine) ; Léo Bastos et Antonio Lima (demi) ; Edú, Picolé, Pelé et Abel (attaquants). À noter que Djalma, Dias, Clodoaldo et Carlos Alberto n’avaient pas effectué la visite en Haïti. (Référence : Le Nouveau Monde, samedi 9 octobre 1974, page 1).

La fête allait continuer de plus belle. Aux environs de 22 heures, un grand banquet a lieu à l’Hôtel El Rancho en l’honneur de nos invités. Au cours de cette soirée, le Jazz des Jeunes et la Troupe Folklorique Nationale ont fait goûter au « roi » et à sa suite la magie de la musique et de la danse de notre pays. Rildo, le capitaine-artiste du Santos, a interprété une danse brésilienne et une haïtienne (un congo), accompagné à la batterie par Arthur « Sénécal » Simay et au tambour par Jean Rémy. (Références : Entrevue de LCSJ avec Jean Rémy le dimanche 7 janvier 2007 et avec Arthur « Sénécal » Simay le mardi 12 juillet 2010.) C’est à Cabane Choucoune, dans la nuit pétionvilloise, que Sa Majesté, accompagnée de quelques amis, allait clôturer la bombance.

O Peixe quittera Haïti le vendredi 19 février. Avant son départ, le trésor brésilien, à la fois enchanté et ému a déclaré : « Je suis un nouveau fils d’Haïti. Je pars en laissant une moitié de mon cœur ici. C’est un pays que je n’oublierai jamais… » Quelle belle marque d’affection ! On peut comprendre pourquoi, quelques mois après cette visite historique, le groupe musical Les Loups Noirs, avec la voix de Gardner Lalanne, avait rendu un bel Hommage à Pelé. (Référence : Ibo Records 160.)

Notre second souvenir du Roi remonte à septembre 1975. Il foulera à nouveau notre sol le 16 de ce mois, mais cette fois-ci en tant que membre du New York Cosmos. Ce club, avec lequel il a signé trois mois auparavant, était venu disputer en Haïti deux rencontres patronnées par Pepsi Cola. La première, jouée le 18 septembre contre le Victory Sportif Club, verra la victoire (2-1) de l’équipe visiteuse, grâce à des buts de Tomy Ord et d’Americo Pareido.

Pour l’histoire, rappelons que le Victory, entraîné par Franck Civil, avait retenu : Paul Maxi (gardien) ; Yves Joseph, Raphaël Alexis, Réginald Viélot et Guy Allen (défenseurs) ; Gregory Moïse, Orlando Guzman, [Non oublié] (demi) ; Warren Archibald, Steve David, Gary Perrin (attaquants). Le club du Bas-peu-de-Chose s’était alors renforcé par les Trinidadiens Archibald et David. (Information obtenue de Gérald Jean, de Rodrigue Carasco, de Yves Joseph et de Guy Allen.)

Arrive le lendemain. Le public s’est bien remis de l’ouragan Eloïse qui a effleuré Port-au-Prince. Dans un stade Sylvio Cator plein à craquer, le club new-yorkais, après une double prolongation, s’inclinera sur le même score face au Violette Athletic Club (VAC). L’Argentin Oscar Montironi inscrira les deux buts du VAC et Ramón Mifflin celui du Cosmos.

Antoine Tassy avait aligné : Edner Charles (gardien); Pierre Bayonne, Frantz Mathieu, Ernst Jean-Joseph, Barionuevo (défenseurs) ; Jean-Marie Jean-Baptiste, Oscar Montironi, Philippe Vorbe, Charles Vorbe, Rogerio Ricato, Raphaël Pierre — sans oublier Édouard Jean-Baptiste et Adilas Charles. Ce dernier s’était illustré en effectuant un marquage à la culotte sur le Roi. Pierre Bayonne, l’un des meilleurs joueurs de l’histoire de notre football, avait prouvé le génie haïtien.

Côté new-yorkais, la défaite tombe mal. Les hommes de Gordon Bradley, ne pouvant s’en remettre, crient vengeance. Le 27 septembre, après s’être produit à la Jamaïque et à Porto Rico, le Mo’s retournera en Haïti, pour un second affrontement avec Le Vieux Tigre. Les deux adversaires se sépareront sur un score vierge. L’icône brésilienne, blessée le 21 septembre à Kingston, n’a pu jouer. On pouvait lire alors la déception sur le visage des 25 000 spectateurs.

Par la suite, ce faiseur de pluie et de beau temps continuera à manifester son admiration envers nos footballeurs. D’abord, de temps à autre, on le verra tout souriant en la compagnie de Georges Chardin Délice, l’ancien monstre sacré de l’Aigle Noir. Ce dernier avait fait les beaux jours du New York Cosmos peu après sa fondation en 1970. Ensuite, au cours des divers matches opposant le NY Cosmos et les Tampa Bay Rowdies, a toujours régné un esprit de franche camaraderie et de fair-play entre Pelé et Arsène « Pélao » Auguste.  D’ailleurs, l’ancien arrière gauche défunt du Racing Club Haïtien ne jurait que par O rei.

Ce « roi » comptait d’autres dévots parmi les nôtres. Gérald Jean, l’ancienne vedette du Victory, m’a confié aujourd’hui : « Les exploits que tous les autres ont accomplis hier et accomplissent aujourd’hui, Pelé les avait déjà façonnés, et cela avec beaucoup plus d’éclat ». L’épatant Pierre Bayonne a fait une déclaration similaire au cours d’une récente entrevue. Même tonalité dans les propos du Capois Wilfrid « Tcho » Gervais, une de nos gloires des décennies 1970-1980 : « Tes buts incroyables, tes tirs, tes feintes et tes dribles superbes que tu avais inventés m’ont fait vivre les moments les plus heureux de ma carrière footballistique et ils m’accompagnent encore tous les jours. »

Dans son livre sur l’histoire du Racing Club Haïtien, Louis Chauvel, parlant de Fito Regnier, la superstar du Vieux Lion des années 1940, avait affirmé : « Cet homme fut à lui seul une équipe ! » Je pense que tous les spécialistes lucides et les observateurs impartiaux du ballon rond peuvent témoigner autant, voire davantage, de Pelé.

J’aime bien ce témoignage de son merveilleux compatriote Neymar : « Avant Pelé, le football était juste un sport. Il a transformé le football en art. » En effet, par sa virtuosité, sa magie, son charme, sa grâce, il a fait de ce sport une poésie, une poésie mélodieuse comme celle de Léopold Sédar Senghor ou d’Oswald Durand, douce comme celle d’Aimé Césaire ou d’Émile Roumer, éclatante comme celle de Léon Gontran Damas ou de Carl Brouard.

Je rends gloire à Dieu d’avoir gratifié l’humanité des Pelé, Ben Barek, Sylvio Cator, Muhammad Ali, Althea Gibson, Jesse Owens, Michael Jordan, Guy Saint Vil, etc. Par leur génie ils ont fait la fierté de la race noire. De ce fait, ils ont prouvé au monde entier le principe cher à Anténor Firmin, à savoir De l’égalité des races humaines.

Le joyau jailli des entrailles de Três Corações a été inégalé jusqu’à ce jour. Après lui, tous les autres ne seront que l’ombre de son ombre.

Dans le monde du football, il n’y a eu et il n’y aura qu’un seul roi, qu’un seul seigneur. Il se nomme Edson Arantes do Nascimento !

Ô roi, dans nos cœurs, tu vivras éternellement !

  • Louis Carl Saint Jean
  • louiscarlsj@yahoo.com
  • 29 décembre 2022

ISSN 2564-1689 Réseau HEM